« À la fin tu es las de ce monde ancien. » Le poème débutait ainsi, souviens-toi. Sous ce nouveau mot de zone s’inaugurait une révolution de la geste littéraire. La portée avant-gardiste s’en est émoussée. Et tu trouves malheureux qu’on ne s’attache plus qu’à ce que la zone recouvre d’évocations misérables, inachevées. Cet accablement du signifiant… Ou bien alors, on la militarise en théâtre des opérations, la zone : une diligence administrative toute française la balise, au service d’un volontarisme politique. ZAC, ZUP, ZES, ZFU… Prolifération des zones que tu as bien connue, car c’est ta génération même qui assiste à leur baptême, ci et là. En l’occurrence, Billancourt appartient au premier genre, le plus prométhéen, celui de l’aménagement concerté.
Les gens qui ont du bon sens croient toujours lire dans l’acronyme « zone d’aménagement commercial ». Comme ils ont raison dans leur erreur ! De même, les gens qui ont du bon sens et qui voient marqué « îlot » sur une pancarte infèrent une île, une robinsonnade dans le béton. Comme tu voudrais qu’ils n’aient pas tort. Mais tu devines que je suis mercenaire ; et tu as déjà lu mille fois ce que j’écris à présent.
Sur 74 hectares, en bord de Seine, la ZAC de Boulogne-Billancourt est un programme d’environ 850.000 m2 comprenant pour près de la moitié des logements et résidences dont 1/3 de logements sociaux. Bureaux de standing, activités, commerces et équipements collectifs sont intégrés dans une opération qui valorise les espaces verts. Cela pourrait être une exposition d’architecture contemporaine, un festival de références ou « signatures ». SFR, Ipsen, Rocher, L’Équipe, Vallourec, AXA… Jazz, Horizons, Khapa, l’Angle, Aurelium… Jakob & MacFarlane, Jean Nouvel, Norman Foster, Carlos Ferrater, Bernard Reichen, Jean-Paul Viguier, Dominique Perrault… Les immeubles édifiés sur ce bord de Seine portent pour ainsi dire à plusieurs titres des noms de marques.
À la source de cet ambitieux projet, la décision de révision du PLU dès 2003, puis, dans la foulée, la création de la SEM pour piloter l’aménagement public conforte le groupement de promoteurs qui s’était porté candidat à l’achat des anciens terrains Renault (une promesse de vente avait été signée en 2000). Cette convergence d’intérêts a permis alors l’invention d’un montage juridique inédit, puisque la ville et Renault définissent précisément un protocole réglant, pour chaque transaction foncière, l’intervention de l’aménageur, du propriétaire foncier et des promoteurs : les constructeurs sont directement propriétaires et doivent payer une « participation » à la collectivité en fonction du volume d’opération escompté. Ces participations sont affectées aux équipements utiles avec une quote-part d’utilisation définie pour les propriétaires.
La ZAC présente ainsi neuf « macrolots » avec à la clé (toujours placer « à la clé ») 5.500 emplois, 2.200 logements, deux crèches, un groupe scolaire, une médiathèque et la partie ouest du parc de Billancourt. Le partenariat entre acteurs publics et privés lie la Ville de Boulogne-Billancourt, la Saem Val-de-Seine Aménagement, Gecina, Hines, Eurosic, Nexity Entreprises, Compagnie la Lucette — Icade, VINCI Immobilier et Sodéarif. Sur l’île Seguin, la Mairie de Boulogne-Billancourt est associée au Département des Hauts-de-Seine, porteur du projet de « Vallée de la Culture », et à l’État, au travers de la DRAC. La fin des travaux est programmée pour 2018, y compris l’île Seguin et la rénovation urbaine du quartier du Pont-de-Sèvre.
Je tais ce que tu sais trop bien et que tu questionnes dans ton travail de cinéaste. Je te serre la main la première fois sur le pont Renault, ça ne s’invente pas. Et tu me racontes tes « valises », de l’île Seguin jusqu’à la place Nationale. Nous nous amusons ensemble à faire de cette dernière la plaque tournante de la mémoire ouvrière dans la ville. Cette fameuse place. Ensemble, nous forgeons la thèse que la ville Renault avait là son point d’équilibre, un espace de conversion des hommes, des âmes — et de distribution des destins. Ce sont les rues qui y viennent ou en partent qui nous servent de lever le rideau sur l’histoire des hommes.
Rue Nationale > Où sont ceux qui arrivaient par la ligne 9, depuis la rue de la Ferme ? Le métro était rempli des « Renault ». Pas difficile de faire la sociologie des transports publics ! Il y avait aussi ceux qui venaient pour l’embauche, et à l’école d’apprentissage.
Rue de Meudon > À Boulogne-Billancourt même, on habitait, on vivait, on achetait, aussi… Les sabots, galoches et blouses, ça venait pas de bien loin. Il y en avait, des magasins qui tournaient autour de l’usine.
Rue du Point du Jour > Tournant le dos au grand portail Renault, la rue du Point-du-Jour est celle qui mène au cimetière, dont le dessin est en trapèze, lui aussi. Mais c’est de là aussi que Doisneau et Cendrars sont venus attester que, oui !, c’est ici que ça se passe et qu’ils sont bien vivants, les ouvriers de la banlieue.
Rue Yves-Kermen > Vers les théâtres de coteaux de Saint-Cloud, de Sèvres et de Meudon… Ah ! C’était la rédemption du dimanche ! Avec ses jardins ouvriers de Saint-Germain et ses promenades nez en l’air — juste en amont du paquebot industriel… l’île Seguin.
Rue nationale encore > Pas d’embarquement pour Cythère, chez les Renault… après les luttes… Le Comité d’entreprise est leur seul Watteau ! Lui, pourvoit au nécessaire de l’évasion « culturelle » et des voyages organisés.
Rue de Meudon encore > Et les oubliés de l’histoire — les OS immigrés surtout — à qui racontent-ils la France d’avant la friche ? Rue de Meudon s’en retourneront les souvenirs. Mais la Seine a bonne mémoire, elle n’oubliera pas de sitôt la « ville Renault ».
« Et on est là, encore ! », t’as dit le vieil arabe devant ton micro. Nous avons aimé cette parole.
Travelling à pieds. Nous lâchons la place pour nous enfoncer dans la « proposition urbanistique ». Les espaces construits existants de nos villes sont dotés d’une épaisseur symbolique et sémiotique qui est le fait de leur appropriation. Cette épaisseur, je le sais, et tu le sais, ne peut être revendiquée ni même postulée comme un résultat par la ville de papier de l’urbaniste. Et l’ambiguïté se creuse d’autant plus quand ce dernier vise à « faire modèle ». Modèle de quoi ? Les éco-quartiers actuellement développés en Europe ont-ils une valeur de réponse aux problèmes posés par la ville héritée ? Qui peut aujourd’hui sincèrement l’affirmer ? Les éco-quartiers sont d’excellentes maquettes pédagogiques, des maquettes à échelle 1/1… C’est-à-dire que leur vocation est surtout rhétorique, pas davantage.
Nous embrassons du regard. La ZAC a pour objet d’urbaniser, ce qui se définit « donner le caractère d’une ville à » une zone. Comment toutefois entendre cela du point de vue de la structure matérielle de la ville ? Il y a une façon aujourd’hui étrange de définir les enjeux premiers d’un effort de transformation de l’espace : tout est adossé à la restriction négative de l’économie de la nature. Économie, au sens où ce terme vient du grec oikos, traduisant le milieu naturel, mais aussi le « chez soi » ; économie aussi, au sens prescriptif et restrictif de la préservation des « ressources », pour l’essentiel le sol, l’eau, l’air. Pas les hommes… Autre étrangeté : dans le cours historique des choses, une partie de l’écoumène prend valeur d’entité géographique et devient « territoire », construction culturelle et mentale. Ce territoire devient réceptacle pour des territoires vécus, dans les temps vécus par les individus, chaque individu ayant plusieurs régimes d’engagement dans l’espace et le temps, d’où quelque chose comme la ville. Ta ville, ma ville. Mais pas dans la ville de papier, où des « comportements » sont induits par l’espace technique et simplifiés par la pensée fonctionnaliste.
Alors, sous l’effet communément partagé de la gêne d’être là, nous nous intéressons à la nature des sols, l’orientation de cette rue, l’ensoleillement des façades et l’ombre, les plantations, la largeur des trottoirs, le bruit, l’équilibre et le partage des moyens de locomotion, leurs vitesses comparées… Le sol, donc. L’abstraction du trait sur le plan dit assez mal le « potentiel » du foncier, mais la transaction financière dont il fait l’objet, révélant sa valeur d’échange, n’en dit pas assez non plus. Pourtant, toi et moi nous pensons qu’il y a bien un circuit de la valeur, un processus d’appropriation qui s’initie dès le dessin de l’îlot.
Nous parlons finalement « écriture », car il faut toujours en revenir là après en être parti. Aussi loin que remonte l’écriture, l’homme a toujours mesuré la terre, a toujours enclos un champ, au moins par la pensée (ce en quoi nous sommes pour Rousseau des malfaiteurs aux yeux de l’humanité), la ville ne s’est pas inventée à partir d’un coup de stylet sur une tablette de cire. Et l’îlot est une unité de découpage analytique qui repose sur l’histoire des pratiques de l’espace. La vie, le travail et les échanges étaient là avant la rationalisation fonctionnelle. La superposition des activités dans le tissu de la ville occidentale traverse toute l’histoire littéraire. Songeons à Balzac et Zola pour la ville pré-haussmannienne. Et même haussmannien, l’îlot est-il une unité urbaine pour ses habitants ? L’initiative publique sur le foncier détermine ici le découpage parcellaire bien davantage que l’alphabet élémentaire de la ville Renault — les usines avaient progressivement poussé avec des lettres pour unique baptême : A, B, C, D… Puis, à partir de Z, le doublement des lettres… Et ainsi de suite.
Quand nous connaissons les qualités d’usage du tissu ancien, on se demande comment prétendre construire la ville pour retrouver ces qualités. La proximité, le mélange, la contingence… Il ne suffit pas, par exemple, d’un espace vide entouré de bâtiments pour faire une place « publique ». Dans le geste postmoderniste, on remplace l’histoire par la référence et l’usage par le symbole. Dans cette ZAC Billancourt, aucun geste de cette nature. Cela prendra-t-il ? Comment fait-on une ville aujourd’hui ? La question revient sans cesse en creux de l’absence de résolution à laquelle nous abandonne le prosaïque constat que « c’est loin d’être fini »…
Alors nous avons l’écriture. La tienne, la mienne. Cet échange. Cette pratique de la ville qui va chercher l’invisible humanité de la zone.
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Texte écrit et photographies prises par Matthieu Duperrex, pour Urbain, trop urbain, qui invite sur son site Jérôme Wurtz et l’article « ZAC Masséna »… dans le cadre du projet des Vases communicants : “Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”